VII
Enregistrement de l’interrogatoire
de Sevilla par Adams le 26 décembre 1970,
pièce 56-278
3 photos jo
confidentiel
Adams. – Je m’excuse de vous avoir fait venir jusqu’ici, surtout en plein hiver. Par malheur, nous ne jouissons pas du même climat que la Floride. Si vous attrapez une grippe, j’ai l’impression désagréable que j’en porterai la responsabilité. Un cigare ?
Sevilla. – Non merci, Mr. Adams, je ne fume pas.
Adams. – Ne m’appelez pas Mr. Adams. Appelez-moi David. Je ne pense pas que nous ayons besoin d’être si formalistes. D’autant plus que j’éprouve pour vous beaucoup de sympathie et si vous me permettez de vous le dire, beaucoup d’admiration. Vous êtes probablement l’homme le plus intelligent que j’aie jamais rencontré et je ne suis pas du tout sûr d’être capable de vous tirer les vers du nez.
Sevilla. – C’est dans cette intention que vous m’avez fait venir ?
Adàms. – Ce n’est peut-être pas très malin de ma part de vous l’avoir dit si crûment, dès le début de notre entretien.
Sevilla. – Je crois comprendre que c’est votre rôle.
Adàms. – Oui. Disons, pour être exact, qu’on m’a laissé une certaine responsabilité dans la protection de l’enfant dont vous êtes le père.
Sevilla. – Est-il menacé ?
Adams. – Oui. (Un silence.) J’ai le regret de le dire : il y a eu une fuite. Les Soviétiques sont informés d’une partie de vos résultats.
Sevilla. – Bon Dieu, je… Est-ce possible ? Excusez-moi… cela m’a fait l’effet d’un choc.
Adams. – Remettez-vous. Je comprends votre émotion.
Sevilla. – Mais comment cela est-il possible ? C’est insensé. Qu’est-ce que les Soviétiques savent exactement ?
Adams. – Écoutez, procédons par ordre. Voulez-vous me permettre de laisser la politesse de côté et de vous poser des questions brutales ?
Sevilla. – Mais certainement. Posez toutes les questions que vous voulez. Je désire vous aider de toutes mes forces.
Adams. – Je ne voudrais pas que vous vous formalisiez de mes questions. Encore une fois, j’éprouve beaucoup de sympathie pour vous.
Sevilla. – Je suis prêt à vous répondre.
Adams. – Eh bien, commençons par le commencement. Le 12 juin, vous rendez compte à Lorrimer que le projet Logos a franchi une étape décisive : le dauphin Ivan est passé du mot à la phrase. En même temps, vous nous annoncez que deux de vos collaborateurs, Michael Gilchrist et Elisabeth Dawson vous ont donné leur démission et que vous les avez acceptées. Ici, permettez-moi de vous le dire, vous avez commis une erreur.
Sevilla. – En acceptant leur démission ?
Adams. – Oui.
Sevilla. – Je ne vois pas comment. Mon contrat me donne le droit de recruter et de licencier à ma guise mes collaborateurs.
Adams. – Oui, mais voyons, c’est l’esprit du contrat qui compte, et non tel ou tel article pris isolément. Le contrat vous rend responsable au premier chef du secret qui doit entourer le projet. Si vous nous aviez rendu compte des deux démissions avant de les accepter, nous aurions pu mettre en place un dis« positif de surveillance autour des deux démissionnaires.
Sevilla. – Je suis navré, je n’ai pas pensé à cela. Soupçonnez-vous l’un des deux d’être l’auteur de la fuite ?
Adams. – Nous soupçonnons tout le monde.
Sevilla. – Vous voulez dire : tous mes collaborateurs » ?
Adams. – Tous ceux qui, de près ou de loin, ont eu connaissance des progrès du projet Logos.
Sevilla. – Moi aussi ?
Adams. – Dans une certaine mesure, oui.
Sevilla. – Vous plaisantez.
Adams. – Aucunement.
Sevilla. – Je… J’avoue que je ne m’attendais pas à cela.
Adams. – Asseyez-vous, je vous prie. Je voudrais que vous compreniez que c’est mon devoir de vous soupçonner, quelle que soit ma sympathie personnelle à votre égard.
Sevilla. – Au diable votre… Adams, c’est tout simplement odieux ! Je ne trouve pas de mots pour qualifier cette…
Adams. – Je suis navré que vous le preniez comme cela. Vous aviez promis de répondre à mes questions, mais si vous êtes trop bouleversé pour le faire, nous pourrions remettre notre entretien à demain.
Sevilla. – Pas du tout. Autant en finir tout de suite.
Adams. – En bien, puisque vous m’y invitez, je vais cesser de tourner autour du pot. Reprenons les faits : il y a eu une fuite dans le projet Logos. Question n° 1 : avez-vous, directement ou indirectement, favorisé cette fuite ?
Sevilla. – Cette question est stupide !
Adams. – Je vous ferai remarquer que vous n’y répondez pas.
Sevilla. – La réponse est non, non et non[23]
Adams. – Rasseyez-vous, je vous prie, et croyez bien que je suis désolé d’avoir à vous poser une question pareille. Mais elle fait partie de la routine de mon métier. Voyez-vous, la vie est vraiment bizarre : quand je suis entré à l’Université, je rêvais de devenir un psychologue renommé, et non d’être assis dans un bureau en train de poser des questions désagréables à un grand savant. Me permettez-vous de continuer ?
Sevilla. – Certainement. Je m’excuse d’être sorti de mes gonds. Et je vais vous demander une faveur.
Adams. – Laquelle ?
Sevilla. – Cessez de taper des petits coups sur votre table avec la pointe de votre coupe-papier.
Adams. – Je m’excuse, c’est une vraie manie chez moi. Mais si elle vous agace, je vais cesser. Voilà. Nous continuons ?
Sevilla. – Je vous en prie.
Adams. – Je voudrais une réponse plus précise à ma question. Je vous ai demandé : avez-vous directement ou indirectement favorisé la fuite ?
Sevilla. – Ni directement, ni indirectement.
Adams. – Peut-être en ce qui concerne « indirectement » avez-vous répondu un peu vite.
Sevilla. – Je ne comprends pas.
Adams. – Supposons que l’un des deux démissionnaires soit l’auteur de la fuite, ne peut-on pas dire qu’en les laissant partir dans la nature sans que nous ayons pu organiser autour d’eux une surveillance, vous avez indirectement favorisé la trahison ?
Sevilla. – Il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour dire une chose pareille.
Adams. – Pourquoi ?
Sevilla. – Ce serait faire une complicité de ce qui n’était qu’une imprudence.
Adams. – Vous voulez dire qu’en agissant ainsi, vous n’avez pas eu l’intention de dérober les démissionnaires à notre surveillance.
Sevilla. – Exactement.
Adams. – Je vais vous faire une objection. Prenons le cas de Michael Gilchrist. Le 29 mai dernier, au cours d’une conversation avec ses camarades dans la salle à manger du labo, il critique notre politique au Vietnam. Vous êtes à l’écoute dans votre bureau, aussitôt vous décrochez, vous l’appelez et vous l’emmenez faire un petit tour avec vous sur la route. Pourquoi ?
Sevilla. – Pour lui parler.
Adams. – Pourquoi sur la route ? Pourquoi pas dans votre bureau ?
Sevilla. – Je ne tenais pas à ce que cette conversation soit enregistrée.
Adams. – Pourquoi ?
Sevilla. – Je craignais d’être compromis par les opinions de Michael, puisque c’est moi qui l’avais recruté. Je voulais lui adresser un avertissement d’ordre privé…
Adams. –… Avant que nos services s’emparent de son cas.
Sevilla. – Oui, c’est à peu près cela.
Adams. – Si l’on met à part Miss Lafeuille, je ne crois pas me tromper en disant que Michael Gil-christ était votre collaborateur préféré ?
Sevilla. – Oui. J’ai été très déçu par sa démission.
Adams. – Revenons à cette conversation sur la route avec lui : je ne comprends toujours pas pourquoi vous avez essayé de le dérober à notre surveillance.
Sevilla. – Je viens de vous l’expliquer. J’avais peur d’être compromis par les opinions de Michael.
Adams. – Oui, c’est du moins ce que vous lui avez dit pour lui arracher la promesse de se taira. En fait, votre mobile était tout autre. Ce n’est pas vous-même que vous essayiez de protéger, c’était Michael.
Sevilla. – Oh, je ne sais pas. Peut-être. Je n’en avais pas conscience.
Adams. – Vous êtes un homme très intelligent, mais je ne sais si vous vous rendez compte de la portée de votre réponse. Vous venez d’avouer que vous avez protégé un suspect politique en essayant de nous cacher ses opinions.
Sevilla. – Avouer ! Je n’ai rien à avouer ! Vous oubliez qu’à l’époque de cette conversation, je ne pouvais pas savoir que les opinions de Michael Gil-christ étaient assez passionnées pour l’amener à une démission.
Adams. – Raison de plus pour nous laisser en juger.
Sevilla. – Tout ceci, permettez-moi de vous le dire, est parfaitement désagréable. Vous avez l’air de me mettre en accusation, je ne le supporterai pas davantage.
Adams. – Rasseyez-vous, je vous prie, je suis désolé. Croyez bien que je préférerais m’entretenir avec vous de cétologie. Ce serait tout à fait passionnant. Vous savez, j’estime que vous avez fait faire à la science un prodigieux bond en avant en établissant le premier la communication avec une espèce animale. L’enregistrement que vous nous avez communiqué de vos derniers entretiens avec Fa a enthousiasmé Lorrimer.
Sevilla. – Fa a fait mieux depuis.
Adams. – Vraiment ? Il me semble pourtant que depuis le 12 juin – c’est bien le 12 juin qu’il est passé du mot à la phrase ? – il a fait en six mois des progrès colossaux, en vocabulaire, en syntaxe, en prononciation. Et d’après votre dernier rapport, Bi est en train de s’y mettre.
Sevilla. – Bi l’a rattrapé.
Adams. – Vraiment ! Et vous dites que Fa a fait mieux depuis ? Vous piquez ma curiosité. Je vais finir par croire que vous lui avez appris à lire.
Sevilla. – J’essaye, en tout cas.
Adams. – Mais c’est prodigieux ! J’estime qu’il est très malheureux pour vous que nous ne puissions rendre publics ces remarquables résultats. Du jour au lendemain, vous seriez l’homme le plus célèbre des États-Unis.
Sevilla. – Je n’ai jamais cherché la publicité.
Adams. – Oui, je sais. À ce propos, je voudrais vous demander votre avis sur un chercheur dont les travaux sont très proches des vôtres : Edward E. Lorensen.
Sevilla. – Lorensen est très bien.
Adams. – C’est une opinion confidentielle que je vous demande.
Sevilla. – Je vous l’ai donnée. Il est très bien.
Adams. – Mais ?
Sevilla. – Il n’y a pas de « mais ».
Adams. – Vous lui rendez hommage, mais votre ton n’est pas chaleureux. Il y a donc dans votre esprit une restriction, et c’est précisément cette restriction qui m’intéresse. Écoutez, vous me rendriez un réel service en me témoignant plus de confiance. Vous pensez bien que tout ceci ne sortira pas de ce bureau.
Sevilla. – Il n’y a pas de restriction dans mon esprit. C’est seulement que Lorensen appartient à un type de chercheur, et moi, à un autre type.
Adams. – Eh bien, à quel type de chercheur appartient Lorensen ?
Sevilla. – Comment dire ? Il serait horrifié s’il savait comment je m’y suis pris avec Fa.
Adams. – Nous dirons donc que son attitude d’esprit est plus conventionnelle et la vôtre, plus artistique.
Sevilla. – Oh, je n’aime pas ce mot « artistique ». Scientifiquement, Lorensen a horreur du scandale, si vous voyez ce que je veux dire.
Adams. – Oui, je vois, je vous remercie. Tout ceci est du plus vif intérêt, et j’ai presque honte, après cela, de revenir à mes mauvaises manières et à mes questions déplaisantes.
Sevilla. – Si je comprends bien, vous venez de m’accorder une petite récréation.
Adams. – J’admire votre sens de l’humour.
Sevilla. – Eh bien, alors, nous sommes quittes : j’admire votre habileté à manipuler vos semblables.
Adams. – Il me semble que vous dites cela avec une certaine amertume.
Sevilla. – Elle ne vous paraît pas naturelle ?
Adams. – Pour parler franc, si. Reprenons. Malgré le handicap que vous nous avez imposé, nous avons réussi à reprendre contact avec nos deux démissionnaires et à l’heure actuelle, je suis heureux de vous dire qu’ils sont entre nos mains.
Sevilla. – Ils sont en prison ?
Adams. – Je n’ai pas dit qu’ils étaient en prison. J’ai dit qu’ils étaient entre nos mains, ou plutôt, entre les mains de gens qui nous permettent de les interroger en priorité.
Sevilla. – Un interrogatoire dans un lieu secret hors de la présence d’un défenseur, cela s’apparente à l’inquisition.
Adams. – Voyons, Professeur ! Ne soyez donc pas si amer. Nous sommes dans un pays où la torture, l’arrestation des proches et la balle dans la nuque ne sont pas des méthodes admises.
Sevilla. – J’espère bien.
Adams. – Revenons à nos démissionnaires. Peut-être est-il temps que je vous dise que nous savons, en fait, qui est l’auteur de la fuite. Ce n’est pas Michael Gilchrist, comme nous l’avions d’abord pensé. C’est Elisabeth Dawson.
Sevilla. – Lisbeth !… Mais pourquoi a-t-elle fait une chose pareille ?
Adams. – Pourquoi l’a-t-elle fait ? Voilà le point. (Un silence.) En ce qui la concerne, elle prétend qu’elle a agi à votre instigation.
Sevilla. – C’est une abominable calomnie !
Adams. – Pouvez-vous nous le prouver !
Sevilla. – Comment voulez-vous que je prouve mon innocence ? Je suis innocent, c’est tout. (Un silence.) Mes relations avec Lisbeth étaient devenues exécrables, vous le savez. D’ailleurs, vous avez dans les mains les sténographies de toutes mes conversations avec elle.
Adams. – Nous connaissons les conversations qui ont eu lieu dans le labo. Mais nous ne savons rien des entretiens que vous avez pu avoir avec elle sur une route ou dans un bungalow inaccessible.
Sevilla. – Mr. Adams, vous m’indisposez au dernier degré en parlant de ce bungalow. Il n’a rien à voir avec l’affaire qui nous occupe. Vous êtes bien placé pour savoir que je n’y ai jamais amené qu’une seule personne.
Adams. – Nous considérons la location de ce bungalow comme une deuxième tentative pour vous dérober à notre surveillance.
Sevilla. – Écoutez, vous êtes quand même humain. Vous devez comprendre qu’il y a des choses dans ma vie que je ne suis pas disposé à donner en pâture à des…
Adams. – À des flics. Dites le mot, il ne me vexe pas. Revenons à Elisabeth Dawson. Elle prétend que vos brouilles, en réalité, étaient feintes, et que sa soudaine démission lui permettait de prendre le large sans être suivie. En fait, après vous avoir quitté, elle a gagné le Canada où, suivant vos instructions, elle est aussitôt entrée en contact avec l’Ambassade soviétique.
Sevilla. – C’est… C’est diabolique ! Et qui plus est, stupide ! Quelle raison pouvais-je avoir de…
Adams. – D’après Lisbeth, vous étiez mécontent du silence qui entourait vos travaux et vous vouliez nous contraindre, par une indiscrétion calculée, à les révéler.
Sevilla. – J’aurais trahi mon pays par vanité ! Vous croyez cela ?
Adams. – Je ne le crois pas, mais vous pouviez avoir un autre mobile. Par exemple, vous pouviez être en désaccord avec le gouvernement des États-Unis sur la guerre au Vietnam.
Sevilla. – Mais je ne suis pas en désaccord !
Adams. – En êtes-vous sûr ?
Sevilla. – Absolument.
Adams. – Je m’excuse de vous opposer vos propres paroles. Au moment de l’agitation des Bouddhistes du Centre-Vietnam contre Ky, vous avez dit : « Si les Bouddhistes eux-mêmes ne veulent plus de nous, alors nous n’avons plus qu’à nous en aller. »
Sevilla. – J’ai dit cela ? Où ? Quand ? À qui ?
Adams. – Je ne me souviens pas des circonstances exactes. Mais vous l’avez dit. C’est enregistré quelque part.
Sevilla. – Dommage que, pour une fois, votre mémoire ne soit pas plus précise, car pour ma part, je ne m’en souviens absolument pas.
Adams. – Croyez-moi sur parole.
Sevilla. – Admettons. Et après ? Ce n’était qu’une phrase de journal que je répétais. En fait, vous connaissez ma position : je considère que je n’ai pas à m’occuper des questions de politique extérieure, car seul, à mon avis, le Président connaît les faits tels qu’ils sont. Lui seul peut résoudre ces problèmes, car lui seul en connaît les véritables données. Voilà mon point de vue.
Adams. – C’est le bon sens même. Et puisque vous êtes si franc, je vais l’être à mon tour.
Sevilla. – Quand le chef d’un service de sécurité me dit qu’il va être franc, je commence à me méfier.
Adams. – Vous avez tort. Voici mon aveu : je n’attache aucune importance aux révélations d’Elisabeth Dawson à votre égard.
Sevilla. – Vous me dites cela maintenant !
Adams. – Quand je l’ai vue – quelques heures après son arrestation –, elle s’est littéralement ruée sur moi, tant elle était pressée d’avouer et de vous mettre dans le bain. Le diagnostic est clair : c’est une déséquilibrée. Elle a commis, uniquement pour vous nuire, un acte de pure folie dont elle n’a pas mesuré, pour elle-même, les conséquences.
Sevilla. – Vous auriez pu me dire cela plus tôt, au lieu de me retourner sur le gril pendant une heure.
Adams. – Je vous prie de m’en excuser, mais j’avais mes raisons.
Sevilla. – Vous aviez vos raisons pour jouer avec moi au chat et à la souris ?
Adams. – Oui, j’en avais.
Sevilla. – Et pour m’interroger comme un criminel ?
Adams. – Vous n’êtes pas un criminel, mais per-mettez-moi de vous le dire, vous êtes un homme passablement imprudent. Sans contestation possible, vous portez une part énorme de responsabilité dans ce qui s’est passé. Encore une fois, nous aurions pu empêcher la fuite si vous n’aviez pas accepté si vite la démission de cette fille. Je pense que nous allons vous proposer un nouveau contrat, au terme duquel vous nous laisserez une part plus grande dans le recrutement et le licenciement de vos collaborateurs.
Sevilla. – Vous avez l’air de prendre une sanction contre moi !
Adams. – Mais pas le moins du monde. Je vous en prie, chassez cette idée de votre tête. Elle ne correspond pas à la réalité. Dites-vous seulement que nous vous débarrassons d’une responsabilité subalterne au moment où vous faites faire un pas de géant à la science de votre pays.
Sevilla. – Vous excellez à dorer la pilule, je l’ai déjà remarqué. (Un silence.) Mon présent contrat n’est pas expiré. J’ai donc le droit de refuser qu’un autre contrat lui soit substitué.
Adams. – Dans ce cas, je regrette de le dire, nous serions contraints de ne pas renouveler vos crédits.
Sevilla. – Ah ! Voici le fer sous le velours. Eh bien, je sais maintenant où j’en suis. (Un silence.) Au cas où j’accepterais votre nouveau contrat, y a t-il quelqu’un, parmi mes collaborateurs, que vous ayez l’intention de me demander de licencier ?
Adams. – Non, aucun.
Sevilla. – J’ai votre parole ?
Adams. – Vous l’avez. (Un silence.) Vous devez convenir que cette promesse jette un jour très différent sur ma proposition.
Sevilla. – En effet ; voulez-vous me laisser quarante-huit heures avant de me décider ?
Adams. – Bien volontiers.
Sevilla. – Cette conversation n’a pas été délicieuse, et je ne désire pas la prolonger outre mesure, mais je voudrais quand même vous poser quelques questions.
Adams. – J’y répondrai si je puis.
Sevilla. – Lisbeth a contacté les Soviétiques au lendemain de sa démission, c’est-à-dire il y a un peu plus de six mois, et si je vous ai bien compris, vous ne l’avez arrêtée qu’à une date récente. Pourquoi ?
Adams. – Nous avions perdu sa trace et nous n’étions pas encore au courant de sa trahison.
Sevilla. – Lisbeth n’a pu dire aux Soviétiques que ce qu’elle savait elle-même il y a six mois, c’est-à-dire ceci : Fa est passé du mot à la phrase. J’en conclus que les Russes ne sont pas au courant des progrès fantastiques accomplis depuis par Fa ?
Adams. – Non.
Sevilla. – La fuite n’est donc pas aussi grave qu’elle a pu vous paraître à première vue.
Adams. – Non, mais voyez-vous, ce qui est grave, c’est que les Soviétiques savent quelque chose d’important sur nos recherches delphinologiques alors que nous, nous ne savons pratiquement rien des leurs.
Sevilla. – Je vois. (Un silence.) Que comptez-vous faire de Michael ?
Adams. – Eh bien, personne ne pourra vous accuser de laisser tomber vos amis !… Savez-vous que je vous trouve assez admirable ? Après tous les ennuis qu’il vous a valus, vous vous inquiétez encore de Michael ?
Sevilla. – Est-ce que vous pouvez me répondre ?
Adams. – Je pense que oui. (Un silence.) Voyez-vous, le cas de Michael Gilchrist est tout différent. Qu’il refuse de partir pour le Vietnam, ça n’intéresse en aucune façon mon service. Ce que nous voulons éviter, c’est qu’il fasse éclat et bavarde à tort et à travers sur les dauphins. Mais si nous décidons de rendre publics vos travaux, en ce qui nous concerne, nous n’avons plus rien contre lui. Son cas relève des tribunaux.
Sevilla. – Je tombe des nues. Vous pourriez décider de lever le secret sur mes travaux !
Adams. – Oui, ce n’est pas exclu. C’est peut-être la seule façon d’amener les Soviétiques à révéler eux-mêmes où ils en sont.
*
Conclusion du rapport d’Adams
sur l’interrogatoire du 26 décembre
pièce 56-279, confidentiel
… Il est évident que le sujet s’est montré si médiocrement coopératif sur le plan de la sécurité que l’hypothèse d’une complicité avec l’auteur de la fuite, si absurde qu’elle fût en raison de la psychologie spéciale de L. ne pouvait être a priori écartée. En ce sens, l’interrogatoire du sujet a levé nos derniers doutes. Il a révélé un caractère et un comportement (que je ne connaissais jusqu’ici que par les rapports de mon prédécesseur) qui me paraissent tout à fait incompatibles avec le procédé machiavélique et lâche que L. lui avait prêté. Au cours de notre entretien, le sujet s’est montré emporté, agressif et amer, mais sans détours. Il n’a jamais usé de ses brillantes qualités dialectiques pour essayer de ruser, de biaiser et de se dérober à mes questions. Il a toujours essayé d’y répondre par ce qu’il croyait être la vérité, même quand cette vérité pouvait paraître l’incriminer. Loin d’être un personnage tortueux, c’est un homme franc, vif, coléreux, qui se bat à visage découvert en prenant des risques, et même parfois, des risques inutiles.
Sa psychologie me paraît rendre pleinement compte des erreurs et des imprudences qu’il a commises. À ce sujet, ce qu’il a dit, au cours de notre entretien, d’Edward Lorensen, apparaît en réalité comme un self-portrait très révélateur. Car on ne saurait, certes, accuser le sujet d’être « trop conventionnel », ou d’avoir horreur du « scandale ». Il lui est arrivé plus d’une fois de braver l’opinion dans sa vie privée et il la brave continuellement dans sa spécialité où il était considéré jusqu’ici comme un franc-tireur. S’il a le côté apparemment instable et capricieux de l’artiste, c’est en partie à cause de sa sensibilité excessive, et aussi parce qu’il reste fidèle à sa cohérence interne, sans se soucier de l’effet qu’il produit sur le monde. On serait tenté de dire qu’il y a quelque chose de féminin en lui parce qu’il est sans cesse agité par ses émotions. Mais si son émotivité lui donne toutes les apparences de la faiblesse, il dispose en réalité de grandes réserves de force, du fait de sa fidélité à lui-même, de son courage et de son désintéressement. Il est évident qu’il aime mieux son métier que la gloire et qu’il ne recherche pas l’argent. Il est caractéristique de sa personnalité qu’il laisse dormir des sommes assez considérables dans son compte en banque, sans penser à les investir, même à court terme. Bien qu’il soit fier et ombrageux, ses manières sont simples, enjouées et sans arrogance. Même au cours de notre entretien, qui n’avait rien de « délicieux » comme il l’a noté avec humour, la gaieté foncière de son tempérament a affleuré par moments.
Si le sujet est sympathique sur le plan humain, son utilisation présente pourtant de graves inconvénients sur le plan qui nous intéresse. Le sujet est difficile à manier, individualiste à l’extrême, peu sûr et, éventuellement, dangereux. Car c’est un homme qu’on ne peut ni acheter, ni intimider ni même persuader. Il fera toujours ce qu’il aura décidé de faire selon ses propres lumières, sans se laisser infléchir, et sans tenir compte du danger pour lui-même, ni du prix à payer. Bien qu’il admette en principe la nécessité de notre surveillance, il la subit sans l’accepter vraiment, il la considère comme tyrannique et inquisitoriale, et il est probable qu’il fera de nouveaux efforts pour s’y dérober, du moins dans sa vie privée.
Par ailleurs, il n’est plus politiquement aussi naïf qu’il l’était ou qu’il croit de bonne foi l’être encore. Il désapprouve nos méthodes et il suspecte nos buts.
Au fond de son cœur il est pacifiste et il se sentirait bien plus à l’aise si ses travaux ne pouvaient pas être utilisés pour la guerre. Étant subventionné par une agence d’État, il aurait bien dû penser dès le début que cette utilisation allait de soi. Mais il a préféré pratiquer à cet égard une attitude de cécité voulue, qui ne durera peut-être pas toujours, pas plus que la confiance de principe qu’il met dans la sagesse du Président, et qui est entamée, dans la pratique, par des doutes sérieux, notamment en ce qui concerne notre politique dans le Sud-est asiatique.
Il est dommage qu’il soit impossible de remplacer le sujet à la tête du projet Logos, en raison des liens affectifs qu’il a noués de longue date avec le dauphin Ivan et qui sont nécessaires à la réussite de l’expérience. Je l’ai menacé, en termes voilés, de le démissionner, en suggérant que nous pourrions le remplacer par Lorensen et lever le secret sur ses travaux. Cela voulait dire, bien entendu, que ce serait Lorensen qui récolterait dans la gloire ce qu’il a lui-même semé dans la peine. C’est là la pression maxima que je pouvais exercer sur lui, et force m’est de dire qu’elle lui a fait très peu d’effet. Caractériellement, c’est le dernier homme au monde à céder aux menaces comme aux promesses, et dans la conjoncture présente, il est trop intelligent pour ne pas se savoir irremplaçable. Je doute même qu’il accepte sans discuter la modification de son contrat sur le recrutement de son personnel, bien qu’il sente toute l’étendue de sa responsabilité dans l’affaire de L.
Je pense, en conclusion, que notre surveillance doit redoubler de vigilance, et qu’il sera sage, le moment venu, d’élever une cloison étanche entre le sujet et les applications militaires qui pourraient être faites de ses expériences.
*
Henry ! dit Arlette en courant au-devant de lui sur la terrasse du bungalow, je t’attendais plus tard, elle se jeta dans ses bras et l’embrassa avec passion, chéri, que s’est-il passé ? mais rien, rien, dit-il d’un air contraint, un entretien de routine, les idioties habituelles, veux-tu m’aider, chérie, j’ai une surprise pour nous deux dans la vieille Buick, ils remontèrent le sentier abrupt jusqu’au garage de rondins, le couvercle du coffre bascula, eh bien, qu’est-ce que tu en dis ? tu crois que tu seras assez forte pour m’aider à porter les deux sacs et le hors-bord jusqu’à la crique, avec juste une petite pause sur la terrasse du bungalow, le temps que je mette des vêtements ad hoc, il faisait un temps merveilleusement beau et chaud pour un 23 décembre, tandis qu’il se changeait, elle se tenait immobile sous le soleil, accotée à la rambarde, pieds nus, en bikini, la taille mince et haute détachant l’arrondi des hanches et la courbe douce du ventre, elle souriait en le regardant, si tu es assez reposée, dit-il, on peut descendre tout ça jusqu’à la crique, maintenant ? dit Arlette d’un air déçu, tu veux le monter et le mettre à l’eau maintenant, avant le déjeuner, antes de la siesta, señor[24] !, elle le regarda, il avait les yeux battus, les traits tirés, les lèvres serrées, écoute, dit-il avec un entrain qui sonna faux, tu sais ce qu’on va faire, je veux essayer ce truc-là tout de suite, tu m’aides à le descendre, puis tu remontes, et tu reviens avec un pique-nique et des chandails, quand elle réapparut dans la crique, il achevait de monter le canot pneumatique, tout cela se monte magnifiquement, dit-il les dents serrées, sur un ton indéfinissable de dérision, c’est tout à fait au point, on peut le considérer sur toutes les coutures, il y a des astuces et des gadgets partout, nous sommes de loin le pays le plus industrialisé, le plus technique, le plus riche, le plus puissant et le plus vertueux, elle le regarda sans répondre, surprise, inquiète, elle ne lui connaissait pas ce ton amer, la mise à l’eau fut facile, il n’y avait pas de ressac, il posa la main sur la poignée de la barre franche, le canot prit le large, il accéléra, le hors-bord ronfla avec un tac-tac strident, mais je n’entends rien, dit Arlette, approche ton oreille, dit-il les dents serrées, plus près, plus près, sa main droite tourna la manette, le moteur hurla, et maintenant, dit-il avec un rire bref, je peux tout te dire.
Tout en parlant, il regardait le bungalow s’éloigner, ce n’était plus qu’une tache blanche dans la falaise, comme un souvenir déjà, comme une mouette posée là et qui va partir, l’eau était d’un bleu profond, tranchant sur l’écume et les scintillements blancs de surface, le canot bondissait de vague en vague en tapant dans les creux, quand Sevilla mit le cap sur un îlot à deux ou trois milles de la côte, il prit la lame presque sur le côté et se mit à rouler et à déraper avec une forte dérive, la menace est claire, si je n’accepte pas, ils me démissionnent et me remplacent par Lorensen, Arlette ouvrit les yeux tout grands, Lorensen ? ce grand type filiforme et blanchâtre qu’on a vu au dernier congrès, oh, je me souviens, il m’a beaucoup frappée, c’est une sorte de cierge pompeux, Sevilla se mit à rire, non, non, tu confonds avec Hagaman, Lorensen est petit, trapu et chauve, il a fait de bonnes choses sur les sifflements, Henry, mais comment pour-raient-ils te remplacer auprès de Fa, c’est impossible, l’îlot n’était que falaises à pic et amoncellement de rocs où la mer se brisait et tourbillonnait, Sevilla se dressa à demi, dès que je serai sous le vent, je vais m’approcher, je voudrais savoir s’il est vraiment inabordable, ce caillou, il fit le tour complet sans trouver de faille ni de passe, il recommença, un rocher rond parut venir à lui à grande vitesse, il ralentit, donna un coup de barre, le rasa, un autre rocher se dressa sur sa droite, il l’évita et tout d’un coup, l’eau devant lui fut calme, claire, peu profonde, l’hélice fit un saut brutal, il stoppa le moteur, releva le hors-bord, inséra les tolets des avirons dans leur logement et donna des petits coups de pelle précautionneux, sous le surplomb d’une énorme roche une petite plage large de quelques mètres carrés apparut, Sevilla tira le canot à sec, c’est merveilleux, dit Arlette, elle avait l’impression que les roches s’étaient refermées derrière elle, tant le petit cercle autour d’elle était parfait, moitié eau, moitié sable fin, éclairé en plein par le soleil de midi, les grands rochers ronds se dressant d’une quinzaine de mètres au-dessus d’eux comme des géants protecteurs, elle sourit, tu as faim, tu veux manger ? non, non, dit-il, je veux d’abord, il enleva à la diable son pull-over et son short, plongea et retourné vers elle, il la regarda tandis qu’elle retirait son bikini et se coulait à l’eau, courbe sur courbe, l’eau elle-même paraissait féminine, c’était toujours un joli moment quand elle surgissait de ses vêtements pour se mettre au lit, et ici, il y avait l’eau bleue, les rochers blancs, le soleil, les cris des mouettes, mais tu n’as pas peur des requins, dit-elle avec une grimace, il secoua la tête, jamais sur fond de sable fin, le sable en suspension dans l’eau entre dans leurs ouïes, ils étaient étendus dans la crique sous l’aplomb de la falaise, Sevilla avait l’impression que le soleil était en train de le boire, c’était délicieux de passer de la fraîcheur humide à la sécheresse brûlante, pourquoi ne pouvait-on pas vivre seulement de la vie du corps ; sans les soucis du métier, et ce méli-mélo de fous, il se sentait bien, il retrouvait un à un ses muscles, la main en écran devant les yeux, il tourna la tête, regarda Arlette et pour la première fois lui sourit,
un peu plus tard, adossés contre le rocher rugueux, les jambes relevées, épaule contre épaule, ils mordaient dans un sandwich avec l’avidité de bêtes heureuses, le flux avait monté, et mi- caresse, mi- taquinerie, la dernière petite vague sans écume léchait leurs pieds nus, elle se retirait avec un bruit de succion, suivi, quelque part entre deux rochers, d’une sèche détonation de bouteille qu’on débouche, un petit crabe rose s’approcha du pied de Sevilla, Sevilla remua les orteils, le crabe se dressa, les pinces en avant et attendit, la garde haute comme un petit boxeur, Arlette se mit à rire, oh, comme il est brave, regarde ! il est prêt à se battre contre toi, ce crabe, dit Sevilla, est mon contemporain, je suis né un peu plus tôt, je mourrai un peu plus tard, c’est tout, ça ne me rend pas gai quand je pense aux milliards de crabes et aux milliards d’hommes qui nous ont précédés, Arlette frotta sa tête le long de la sienne comme un cheval le long de l’encolure de son compagnon, faisons comme ce gentil crabe, n’y pensons pas, j’aimerais bien, dit Sevilla, mais c’est comme un déclic, quelque part dans ma tête, dès que je me sens heureux, je pense à la mort, j’en arrive à redouter de me sentir heureux, il faudrait se faire un cœur de primitif, vivre dans le moment présent, sans se laisser torturer comme les Blancs par l’idée de l’avenir, mais l’avenir est là, il vous aspire, on dirait même qu’il vous manque, quand on est jeune on est torturé parce qu’on n’a pas encore de femme, de métier, d’argent, d’indépendance, à l’âge mûr on est torturé par l’idée de la réussite, et quand on a dépassé cinquante ans, c’est pis que tout, c’est la terreur de la vieillesse, on se sent poussé en avant par les années qui passent avec une vitesse effrayante, elles s’abattent l’une sur l’autre, maigres et minces comme des cartes à jouer, il n’en reste plus beaucoup, c’est à peine si on a vécu et c’est la fin déjà, avec l’humiliation des forces qui baissent, de la vitalité qui s’en va, gros ours, dit Arlette, il me semble que tu te défends assez bien, il hocha la tête, prit une poignée de sable et la lança au petit crabe, oui, dit-il, les yeux tristes, je me défends assez bien, mais contre un ennemi qui m’aura, le crabe rose baissa sa garde, recula de biais avec précipitation et disparut sous un rocher,
tu ne m’avais pas dit que tu voulais acheter un pneumatique, dit Arlette, Sevilla tourna la tête et la regarda de ses yeux sombres et sérieux comme s’il n’avait pas entendu, tu te rappelles la description que tu m’as faite de C, eh bien, Adams, c’est un homme tout différent, il est fin, distingué, courtois, humain même, et pourtant il fait le même métier que C, et quel métier, il m’a reproché, entre autres choses, d’avoir prononcé la phrase suivante : « Si les Bouddhistes eux-mêmes ne veulent plus de nous, alors nous n’avons plus qu’à nous en aller », franchement, sur le moment, je ne me rappelais plus avoir dit cela, je ne me rappelais même pas l’avoir pensé, alors je lui ai demandé des précisions de lieu et de date, et il n’a pas pu, ou voulu, me les donner, et cela m’a paru bizarre, car il connaît mon dossier sur le bout du doigt, il est capable de me dire, tel jour, à telle heure, vous avez dit ceci à Michael, alors je me suis demandé où, quand et à qui j’avais fait cette remarque sur les bonzes, mais n’est-ce pas à moi ? dit Arlette, exactement ! s’écria Sevilla, je savais bien que je pouvais me fier à ta mémoire, c’est à toi que je l’ai dit et sais-tu où ? sur la terrasse du bungalow, tu mettais la table et je me balançais sur le rocking en lisant le New York Times, le bungalow ! dit Arlette, mais c’est abominable, ça veut dire, elle ouvrit les yeux tout grands, pâlit, son visage se crispa et elle le cacha dans ses mains, il lui entoura les épaules de son bras droit et la serra contre elle tandis qu’elle sanglotait désespérément, oh, quelle honte, dit-elle d’une voix entrecoupée, quelle infamie, quel mépris pour les hommes, c’est comme s’ils nous observaient sous une loupe, comme deux insectes, mais est-ce que tu as découvert ? tu penses bien, dit Sevilla les yeux étincelants que je ne vais pas me mettre à jouer les sleuths et à palper les murs pour découvrir les gadgets de mierda de ces cobardes[25] je vais donner ma démission, jamais je ne leur pardonnerai cette humiliation, j’en ai assez d’être épié, observé, disséqué, bientôt ils vont se mettre à compter mes selles pour savoir si je ne suis pas dérangé et si ce dérangement ne va pas modifier ma loyauté à l’égard des États-Unis d’Amérique, quelle incroyable situation, si je suis devenu chercheur c’est en grande partie pour fuir la jungle où nous vivons, je voulais qu’on me foute la paix avec la politique et les politiciens, à mes yeux la recherche désintéressée de la vérité, c’était la seule chose pure, et me voilà lancé, précisément à cause de mes recherches, en plein milieu de toute cette merde, sommé de choisir telle politique plutôt qu’une autre, menacé dans ma carrière et même dans ma réputation si je ne suis pas inconditionnellement fidèle au gouvernement et à ses buts, buts dont j’ignore tout, note bien, qui les connaît d’ailleurs, depuis le départ de Michael, j’ai commencé à lire la presse et je n’y vois rien que des mensonges flagrants, tous ces gens-là n’ont que le mot paix à la bouche et ils escaladent tous les jours, qui sait comment Johnson entend agir en fin de compte avec la Chine, qui peut le dire vraiment, et qu’est-ce que j’en ai à faire, moi, de ces micmacs, je ne suis pas un spécialiste des questions internationales, je suis un zoologue, pourquoi dois-je à tout prix m’engager sur un terrain où je ne suis pas compétent ?
il se leva d’une détente brusque, entra dans l’eau jusqu’aux jambes et plongea, il reparut aussitôt, fit face à Arlette, elle le regardait avec un sourire timide, un peu crispé, tu viens ? elle secoua la tête, il se mit sur le ventre, étendit les deux bras devant lui, et se mit à battre des pieds, au bout de quelques secondes, il dressa la tête et dit, j’avance ? elle se mit tout d’un coup à rire, non, mon chéri, non, tu n’avances pas du tout ! eh bien, dit-il avec une soudaine bonne humeur, c’est bien la preuve que mon battement de pieds n’est pas propulsif, il sortit de l’eau, prit son peigne dans la poche arrière de son short, vint se rasseoir à côté d’elle et se recoiffa avec soin, tu ne peux pas savoir comme je suis soulagé d’avoir pris cette décision, tant pis pour la gloire et tant mieux pour Lorensen, oh, je ne suis pas modeste, reprit-il au bout d’un moment, je sais que c’est une grande chose d’avoir établi une communication entre l’espèce humaine et une espèce animale, c’est une grande victoire de l’homme, une victoire chargée de significations morales, sociales, philosophiques et même religieuses, et pour le dauphin quelle magnifique promotion que d’accéder par le langage à la raison humaine, il appuya son épaule contre celle d’Arlette, tu ne dis rien, dit-il au bout d’un moment, je t’écoute, dit Arlette, je voudrais être sûre de comprendre tout à fait ton point de vue, il haussa ses épais sourcils noirs, parce que ce n’est pas le tien ?, peut-être pas, dit-elle, enfin, pas tout à fait, il la regarda, resta un instant silencieux et reprit avec un nouvel élan, à mon avis, ça ne peut jamais bien marcher entre le savant et l’État, jamais ! nulle part ! leurs points de vue sont trop différents, pour un savant, la science, c’est la connaissance, mais pour l’État, c’est autre chose, il reprit au bout d’un moment, pour l’État, la science, c’est la puissance, pour l’État, le savant n’est qu’un outil qu’il se paye pour atteindre à la puissance, et bien entendu, il attend de l’outil, puisqu’il le paye, une soumission totale aux buts qu’il poursuit, le savant se croit libre parce qu’il recherche la vérité, mais en fait, à son insu, il est enrégimenté, domestiqué, captif, eh bien, je mets fin à cette captivité, c’est tout, dit Sevilla avec un brusque éclat de voix, il y eut un silence et Arlette dit, mais mon chéri tu oublies quelque chose, Fa appartient au labo, quitter le labo, c’est le quitter, on ne peut pas faire une chose pareille, Fa est une personne maintenant.
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Le 27 décembre 1970
Cher Mr. Adams,
J’ai réfléchi à votre proposition. Je pourrais accepter, avant de recruter un assistant, de le soumettre à votre examen, et je puis aussi ne pas le licencier ou accepter sa démission avant que vous ne m’ayez donné le feu vert. Mais je ne puis diriger un laboratoire dont je n’aurais pas choisi seul le personnel.
Dans l’attente de vous lire, je me considère comme démissionnaire,
Sincèrement vôtre,
henry c. sevilla.
P. -S. – Je vous écris ceci de la terrasse d’un bungalow dont vous vous êtes plaint qu’il était « inaccessible ». Il ne devait plus l’être depuis plusieurs semaines quand vous avez formulé cette remarque.
Le 30 décembre 1970
Cher Mr. Sevilla,
La proposition contenue dans votre lettre du 27 nous donne entièrement satisfaction. Étant donné votre magnifique travail et vos puissants liens affectifs avec Fa et Bi, Mr. Lorrimer désire que vous restiez à la tête du projet Logos au moment où la
Commission, après avis favorable à l’échelon le plus élevé, va sans doute décider de rendre publics vos travaux. Sincèrement vôtre,
d. k. adams.